Reportage – Une journée (presque) ordinaire chez Kbira

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A quelques kilomètres de Ouarzazate, Kbira Ouchen est l’une des éleveuses qui a reçu deux chèvres en 2021 par l’association Rosa. Depuis, la Marocaine a gagné en indépendance financière, en qualité de vie et en confiance en elle.

Ce matin-là, le ciel est voilé sur Ouarzazate. Quelques gouttes de pluie rafraichissent l’air printanier, le soleil se cache encore. « Il fait beau », assure Zahra, Responsable environnement et communication à Rosa, sur la route d’Aghane. Le village est à une quinzaine de minutes de la “porte du désert du Sahara”.

Il est à peine sept heures du matin mais Kbira Ouchen, 47 ans, compte déjà quelques heures de travail derrière elle. 

« Qu’est-ce que je fais dans ma journée ? Disons plutôt ce que je ne fais pas », s’amuse-t-elle.

Levée à l’aube pour la prière, elle assiste sa mère, qui vit chez elle, pour ses ablutions.

Au village, les femmes se relaient pour allumer le feu du four traditionnel et maintenir la braise à tour de rôle. Ce matin, c’est une voisine qui veille sur la flamme. Kbira a préparé sa pâte à pain et la pétrit avant d’en former une galette qu’elle enfourne. En quelques minutes à peine, le pain est cuit, prêt à être trempé dans l’huile d’olive pour le petit-déjeuner de la famille. Puis, elle retrouve ses chèvres dans l’enclos jouxtant sa maison.

Kbira pétrit la pâte à pain

Kbira prépare le petit déjeuner pour sa famille

« Comme mes petits »

Depuis 2021, l’éleveuse fait partie des femmes accompagnées par l’association Rosa, soutenue par Elevages sans frontières. « J’ai reçu deux chèvres, se souvient-elle, une pleine et une suitée. » Le troupeau s’est depuis agrandi et en cette matinée d’avril, sept chèvres et cinq chevreaux se précipitent vers Kbira lorsqu’elle ouvre la porte. Les bêtes sont un peu intimidées par les autres visiteuses et se réfugient vers la tête reconnue.

En ce moment, quatre sont traites, les autres nourrissent leurs petits et n’ont donc que peu de lait. Kbira désinfecte les pis puis extrait le lait manuellement. Le seau est versé à travers un chinois pour filtrer les impuretés et le bidon réservé au frigidaire en attendant la collecte, un jour sur deux.

Kbira ouvre la porte aux chevreaux qui retrouvent leurs mères. L’un d’eux a les faveurs de l’éleveuse. « C’est mon préféré… Il me suit chez moi », confie-t-elle, en le câlinant.

Elle saisit son balai, nettoie l’enclos, « un jour sur deux », puis s’approche de l’une des chèvres. Depuis quelque temps, son comportement l’inquiète, Kbira ne la trouve pas en forme. Dans son village, elle est référente Fresa, pour femme relais environnement et santé animale. Elles sont deux à Aghane. Mise bas, parage des onglons, elles sont capables de donner les premiers soins aux animaux. Mais lorsque leur expertise ne suffit pas, elles appellent le vétérinaire. Sur cette zone, un vétérinaire et trois techniciens chapeautent les élevages. Kbira remplit l’auge d’un mélange de céréales puis complète le réservoir d’eau. « J’attends un peu avant de donner les dattes écrasées », poursuit-elle. Quelques caresses par-ci, quelques regards par-là, l’éleveuse veille sur son troupeau. 

« Ces chèvres sont comme mes petits, confirme-t-elle. Je dois partager mon temps entre mes cinq enfants et elles ! », plaisante-t-elle.

Kbira nourrit ses chèvres

Kbira trait sa chèvre

A quelques ruelles de là, vit Layla. Kbira lui apporte le fruit de sa traite les jours de collecte. Ce sera un litre ce matin. Avec ce que fourniront les autres éleveuses du village, 4,5 litres ont été réceptionnés par Layla qui contrôle la qualité du lait. Elle le fait passer dans un tissu et le teste visuellement. Un moteur se fait entendre. C’est le livreur qui va de village en village pour alimenter les bidons. Une douzaine de villages comptent des élevages bénéficiaires de Rosa, près de deux heures sont nécessaires pour effectuer le circuit. « Parfois davantage en période de haute lactation », souligne Zahra. Le camion prend ensuite la direction de la coopérative Corosa où le lait sera transformé en fromages et yaourts puis vendu sur les marchés, supermarchés et dans l’hôtellerie.

Pendant ce temps, c’est l’heure d’aller au champ pour Kbira. Elle y passe près de deux heures accroupie, coupe la luzerne pour ses chèvres avec une faucille. Elle la fait sécher et la stocke pour l’hiver prochain. « Chaque femme a sa parcelle de luzerne, explique l’éleveuse. On récolte à tour de rôle. L’hiver, on ajoute du fumier pour aider à pousser. On arrose deux fois par mois environ avec l’eau du oued (rivière, ndlr) et des sources d’eau pour éviter la sécheresse. » Avec ses trois sources de montagne, Aghane est un village bien loti pour la région.

Kbira apporte le lait fraîchement trait à Layla

Kbira cultive la luzerne dans son champ

Huile et miel

Kbira rentre réveiller ses enfants qui émergent de leur nuit de sommeil. Ils s’installent sur les banquettes encadrant la table basse du salon et trempent le pain tout juste cuit au feu de bois dans l’huile ou le miel. La benjamine de Kbira se prépare pour l’école. Elle s’y rend à pied, ce n’est pas loin, précise la mère de famille qui indique de la tête la direction. La fille aînée est infirmière et travaille dans l’une des cliniques de Ouarzazate. Une fierté pour sa mère qui cite aussi son fils aîné, garde royal à Rabat. Les trois autres enfants sont encore scolarisés.

Kbira vit seule avec ses cadets une bonne partie de l’année. Son mari, soudeur, travaille à Casablanca et revient deux fois l’an. Lorsqu’ils se sont mariés, la jeune femme vivait avec sa belle-famille mais, à 23 dans la maison, elle a préféré revenir dans son village natal. Fille d’éleveurs, elle tissait pour la coopérative du village et comptait quelques brebis, volailles et lapins. Jusqu’à ce qu’elle soit sélectionnée pour intégrer le projet de Rosa, grâce à sa motivation et l’accès à un champ.

Comme toutes les éleveuses suivies par l’association, Kbira possède un cahier de gestion, qu’elle complète au fil de l’année. Elle y note les naissances, opère le suivi des mâles pour les croiser avec les femelles. « Les mâles tournent dans les élevages. Je prends celui qui est chez ma voisine et le garde un mois dans l’enclos pour être sûre… »

La benjamine de Kbira

Kbira remplit son cahier de gestion avec Zahra

« L’élevage est une bénédiction »

La vente de lait lui assure « un petit revenu quotidien », apprécie celle qui vend également la viande, pour l’Aïd notamment. Cette année, le roi a déconseillé d’égorger des bêtes, par manque de têtes et à cause du changement climatique. « Le cheptel a diminué de 36 % en quelques années, illustre Zahra. Avec la sécheresse, on manque de fourrages. Avant l’annonce royale, les courbes des prix avaient flambé et cette recommandation visait aussi à éviter le surendettement des familles. « C’est la première fois que je vis ça », souligne Zahra. Mais cela a déjà eu lieu en 1996. « La pluie des derniers mois devrait permettre aux stocks de fourrages de se reformer. »

Lorsque la maison est vide, Kbira cuisine « une cocotte pour le déjeuner avant de rejoindre les autres femmes de la coopérative du village ». Ensemble, elles préparent du couscous et des épices qu’elles vendent ensuite à Ouarzazate.

A son retour, c’est l’heure du goûter des enfants puis au tour des chèvres d’être nourries.

Parfois, Kbira les trait à nouveau le soir. La plupart des femmes reproduisent les méthodes d’élevage de leurs parents ou beaux-parents. Mais elle fait partie de celles qui ont été formées aux bonnes pratiques d’élevage par l’association Rosa et qui ont aussi l’opportunité de partager et se former avec des femmes d’autres régions. 

« Les échanges sont bénéfiques pour acquérir des connaissances », pense l’éleveuse.

Comment Kbira envisage l’avenir ? Elle aimerait partir en pèlerinage à La Mecque et marier ses enfants. « Mon mari est loin, on n’a jamais vécu d’amour. Quand il sera en retraite, on vivra d’amour », rêve-t-elle. Pour l’instant, elle souhaite continuer de « réparer » sa maison et envisage d’agrandir son enclos. L’argent de la traite lui permet d’être autonome financièrement. « Avant, je n’arrivais pas à acheter beaucoup de choses à manger pour les enfants. Aujourd’hui, je suis heureuse et fière de mon élevage. J’encourage les femmes qui n’ont pas encore bénéficié de chèvres car l’élevage est une bénédiction. »

Kbira prépare ensuite le dîner pour sa famille. Le soleil est couché depuis bien longtemps lorsqu’elle gagne son lit, « entre 23 heures et 1 heures du matin », estime-t-elle. La journée touche à sa fin. Une journée bien remplie. Une journée (presque) ordinaire.

Livraison du lait au collecteur

Arrivée du lait à la coopérative laitière Corosa

Louise Tesse

Rédactrice en chef

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